Sâdhus, un voyage initiatique; interview de Patrick Levy

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Sâdhus, un voyage initiatique; interview de Patrick Levy

Patrick Levy est un écrivain français. En quatrième de couverture de son livre Sâdhus, un voyage initiatique, il est définit comme un étrange phénomène parmi les auteurs de livres de spiritualité.

Bien qu’il se revendique athée, Levy s’intéresse beaucoup à la spiritualité. Il a parcouru le monde à la recherche de maître et d’expérience ; il a pratiqué la Kabbale, le Soufisme, le Bouddhisme et le Vedanta et a publié plusieurs livres sur ses explorations.

J’ai lu son livre Sâdhus alors que je séjournais à Bénarès, ma deuxième maison. Je l’ai apprécié et j’ai pu entrer en contact avec l’auteur et l’interviewer.

Voici les réponses à mes questions ainsi que quelques citations de son livre.

 

Sâdhus : « Ils sont des millions, ces renonçants indiens, moines mendiants, marcheurs mystiques, philosopheerrants, faiseurs de miracles, fumeurs de haschich, saints hommes… mais on les connait fort peu tant ils sont souvent photographiés et rarement écoutés. »

 

Cher Patrick, pourriez-vous d’abord vous présenter brièvement?

J’ai commencé par étudier et pratiquer cinq religions différentes; le Bouddhisme tibétain (Kagyupa) le Judaïsme à travers la Kabbale, l’Islam des soufis, l’Hindouisme du Vedanta et le Christianisme à travers Mère Teresa et les ordres monastiques. J’ai fait cela plus ou moins simultanément. J’ai cherché dans chaque tradition un ou plusieurs maîtres qui pourraient enseigner sans imposer de dogmes et de croyances. J’ai ensuite écris mon premier livre «Dieu croit-il en Dieu?»

J’ai compris qu’il y avait toujours deux religions en chaque religion, la voie du prêt-à-croire, comme dans le prêt-à-porter, qui s’adresse à ceux qui ont la capacité de croire des choses incroyables, et la voie de la quête spirituelle.

Je suis née dans une famille de juifs non pratiquants. La religion que nous trouvons dans notre berceau n’est pas nécessairement celle que nous désirons étudier et pratiquer. Si nous cessons de puiser une forte part de notre identité dans la religion, nous pourrons briser ce tabou absurde qu’est la fidélité héréditaire à un Dieu ou à une tradition. Dans ce domaine, tout ce qui appartient à ‘humanité m’appartient aussi.

Ma porte d’entrée dans la spiritualité a été ma rencontre avec Kalou Rinpoché au cours de mon premier voyage en Inde. Il donnait un enseignement de cinq jours sur le Mahamoudra à Tibet House (New Delhi). Je n’ai rien compris mais cela m’a ouvert la première porte. Kalou Rinpoché ne parlait pas de Dieu; il approfondissait plutôt l’esprit, sa nature, sa fonction, ses qualités ; il parlait de quelque chose que nous connaissons et dont nous faisons l’expérience.

 

Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur les sâdhus ?

J’ai mis pas moins de dix ans pour commencer à avoir le début d’une compréhension des religions hindoues. Je voyageais régulièrement en Inde. L’inde c’est très compliqué; chaque guru marque la voie qu’il enseigne de son expérience personnelle,les écoles de pensée se chevauchent plus ou moins, il y a des dizaines de théories sur la genèse du monde, il y a de nombreux Dieux uniques

Par exemple, Shiva est le nom d’un Dieu, mais il a des images et des qualités très différentes du Nord au Sud de l’Inde.C’est le nom de l’absolu impersonnel au Kashmir, alors qu’il est un Dieu personnel de type monothéiste à Bénarès, le Dieu de la destruction dans la Trimurti à Mumbai, et encore différent en tant que Nataraj, le Roi de la danse, à Chidambaram, au Tamil Nadu. Il est la figure du parfait ascète, méditant immobile pendant mille ans ; il est aussi mendiantet habite les champs de crémation

Toutes les expressions du sacré conçues depuis le commencement des temps perdurent en Inde. On y trouve des animistes, des panthéistes, des polythéistes, des monothéistes, des philosophes non-dualistes, et même des traditions athées avec Charvaka et Bouddha. L’Inde est donc une terre fertile pour la recherche spirituelle.

En Occident, on enseigne la philosophie en commençant par la Grèce antique. Tout ce que la pensée humaine à produit à l’Est de la Grèce est ignoré, alors que la Chine et l’Inde ont donné naissance à de grands philosophes. On n’arrive à les connaître que si on y a un intérêt personnel.

La Grèce antique est devenue chrétienne et a perdu sa tradition philosophique. Eh bien, l’Inde, c’est la Grèce qui n’aurait jamais perdu son élan intellectuel et sa liberté de penser et de concevoir des métaphysiques et des pratiques religieuses et philosophiques. Avec ses six écoles de pensée et ses innombrables sous-écoles, l’Inde continue à produire de réels philosophes comme Ramana Maharshi, Vivekananda et Nisargadatta Maharaj (il faut les distinguer des professeurs de philosophie, ces érudits qui étudient et enseignent l’histoire de la philosophie mais vivent le plus souvent des vies sans rapport avec la philosophie). Les sâdhus sont aussi des philosophes qui vivent leur vie en accord avec une philosophique exigeante. Certains d’entre eux ne sont pas capables de théoriser ce qu’ils font, mais je les considère néanmoins comme des philosophes autant que comme des moines ou des saints. Je les comparerais facilement à Diogène qui vivait dans un vase dans les rue d’Athènes.

Les indiens aiment leur saint vivant. Ils veulent les rencontrer, leur parler, recevoir leurs bénédictions. La plupart des ashrams ont été construit autour d’un guru par ses disciples. Ils prospèrent, se développent (ou non), leurs fidèles se font plus nombreux, et ensuite le guru meure. Souvent un successeur le remplace, mais il n’a ni l’aura ni le charisme de son maître. Un trustee (un conseil d’administration) gère le patrimoine immobilier et intellectuel. L’atmosphère se détériore rapidement en l’absence du fondateur et l’ashram se sclérose. Mais d’autres guru apparaissent et enseignent, des ashrams sont construit autour d’eux, et c’est ainsi que la tradition reste vivante et dynamique.

Peu à peu j’ai lu la littérature sacrée hindoue à partir des Veda, les Upanishads, le Vedanta, les Puranas, les Brahmanas, la Bhagavad gîtâ, l’Avadhuta Gîtâ… Et les philosophes anciens comme Shankarâchârya, Swami Vidyaranya, Ramanuja, et les plus modernes, Vivekananda, Ramana Maharshi, Ramakrishna, Ram das, Shri Nisargadatta Maharaj, Ramayana Guru, etc. Et les grands poètes mystiques, Kabir, Tulsidas, Tukaram

En même temps, je m’asseyais occasionnellement avec un sâdhu ici et là et j’ai commencé à comprendre leur raison de laisser famille, foyer, métier pour errer sur les routes. Ceux qui le faisaient à l’âge adulte souhaitaient abandonner la lutte pour la survie. Ils renonçaient à la «rat race» comme le chante Bob Marley. Leur motivation n’était pas seulement religieuse, elle avait un fond philosophique: leur chemin vers moksha, la libération du samsara (le cycle des vies), a commencé pour eux avec la décision de quitter leur ancien mode de vie dans l’espoir de vivre une vie sans tension ni angoisse, tournée vers l’akarma, le non-agir.

L’Inde est le dernier pays où la tradition du moine errant reste vivante. Partout ailleurs cette tradition a disparue. Le livre que Swami Ramdas, un homme qui a laissé sa famille et ses affaires pour errer sur les routes sans le sous comme sâdhu m’a été une grande inspiration pour faire de même.

Alors, un jour, j’ai décidé, non pas d’écrire un livre, mais de vivre ce mode de vie. J’ai trouvé un guru approprié et je l’ai suivi sur les routes. Et j’ai découvert qu’être sâdhu était un mode de vie plus qu’un chemin spirituel spécifique. Certains sâdhus sont Shivaïtes, d’autres préfèrent Rama, Krishna, Kali, Dourga, Gorakhnath, ou Dattatreya; d’autres ne s’occupent pas de Dieu. Ils suivent la voie non-duelle de Shankarâchârya, et se réfèrent à Ramana Maharshi ou Vivekananda

Certain pratiquent la dévotion (bhakti), certains le yoga, certains des ascèses spécifiques (tapasya) ou un vœux comme celui de chanter le nom de Dieu sans cesse ou de ne s’alimenter que de lait et de fruits, certains suivent la voie de la connaissance (jnana), celle qui conduit le plus directement là où toutes les autres voies conduisent aussi mais indirectement. Certains transportent un portrait de leur Dieu de prédilection, d’autres un livre unique qu’ils lisent et relisent sans fin et qui leur propose un programme pour la vie, comme l’Avadhuta Gita, l’Astavakra Samhita et beaucoup d’autres.

Ce qu’ils ont en commun est le renoncement (Samnyas). Le renoncement est un chemin joyeux. Il consiste à se débarrasser des inquiétudes, des buts et des objectifs. Cela signifie aussi vivre au moment présent. Lorsque nous passions une soirée avec des compagnons qui avaient de bonnes manières et le sens de l’humour, c’était la fête. Et si nous étions seuls, la voute céleste était notre contemplation. Souffrir n’est pas requis. Les sâdhus n’essayent pas d’expier quoi que ce soit. Le renoncement conduit à l’état sans peur, et être libre de la peur conduit à la générosité, l’ouverture et la joie.

J’ai ensuite voulu raconter leur histoire, partager ce chemin spirituel accessible à tous, décrire ce style de vie peu connu, de l’intérieur, dans une narration à la manière d’un roman de voyage. J’ai essayé de donner leur darshan avec des mots.

 

« Les sâdhus forment un ordre vieux de plus de cinq mille ans. De maître à disciple, ils descendent des rishi, les voyants originels dont les histoires sont contées dans les plus anciennes légendes et les premiers livres, et qui se déclarèrent premiers nés de Brahmâ, surgis de son souffle créateur. Ils conçurent les Dieux et racontèrent leurs mythes. Les hymnes antiques du Rig Veda, dont ils furent les auteurs, chantent leurs louanges : Ils portent le ciel et la terre, ils prennent le vent pour monture, ils connaissent le lien de l’Être et du non-Être… Ils enseignaient aux Dieux, conseillaient les princes et maudissaient ceux qui devaient mourir. Alexandre le Grand les appela gymnosophistes. Bouddha pratiqua de terribles mortifications avec cinq d’entre eux avant de les abandonner pour fonder la voie moyenne. Shankarâchârya organisa leur pensée en dix écoles, les Dasnami Sampradaya. » (p17)

 

Pensez-vous qu’on puisse considérer les ordres sâdhus encore pertinents dans l’Inde qui se développe rapidement, ou n’est-ce pas une sorte de nostalgie fascinante du passé ?

Leur mode de vie est à la fois antique et futuriste. Les sâdhus sont les messagers d’une liberté et d’une sobriété dont on a oublié le goût dans notre société commerciale qui prêche le travail et la consommation, dans un monde qui annonce sa ruine écologique et son tsunami démographique à court terme. Ils sont les marqueurs de la frugalité et de la tempérance qui sauvera le monde.

Les sâdhus ont leur place dans la société économique indienne. Ils fournissent le darshan, une image vivante, incarnée, du divin. Shiva fut un mendiant pendant quelque temps. Ils donnent des bénédictions, et c’est cela fait du bien de recevoir une bénédiction. Ils prodiguent des conseils lorsqu’on leur en demande. Et ils procurent le «service shilum», car on peut fumer légalement le haschich et le cannabis avec eux. Pour tout cela ils reçoivent une dakshina, une offrande

Ils maintiennent la tradition vivante: il y a une sortie à l’existence sous forme de lutte (en-dehors de la mort); l’option de renoncer, d’abandonner, de vivre un autre mode de vie, existe. Chaque indien vit avec ce choix à l’esprit. A n’importe quel moment, il peut sortir du jeu, et le faisant, il sera considéré comme un saint. Certains le font dès l’enfance, d’autre à l’âge de la retraite, et d’autres à l’âge adulte.

Beaucoup d’indiens méprisent les sâdhus pour leur refus de travailler à gagner leur vie. Mais beaucoup les considèrent comme des héros. L’inde se développe mais des ingénieurs, des gradés de la police, des hauts fonctionnaires, des hommes logiques et rationnels, viennent auprès de sâdhus pour recevoir leur bénédiction.

J’ai rencontré hier un sâdhu qui fut très malade alors qu’il avait douze ans. Un sâdhu qui passait dans son village dit à sa mère que, si elle lui donnait l’enfant, il le sauverait. La mère le lui donna. Il a maintenant 40 ans. Je lui ai demandé s’il approuvait le choix de sa mère. Un sourire de plaisir aux lèvres il m’a répondu un oui absolu.

Ils se vouent au non-agir, parcourent les routes, affichent une satisfaction de principe, baignent dans une tranquillité enjouée, et désirent ne rien désirer d’autre. Et leur compagnie est souvent agréable.Ils suivent différents chemins conduisant à Dieu, l’amour, la paix, la non-dualité. Certains ont acquis une certaine sagesse. Parfois, ils enseignent, ils guident. Parmi eux il en est qui accomplissent des pratiques ascétiques rigoureuses (tapasyas) mais très peu passent des années en méditation dans la solitude des hautes montagnes. Eten suite, la plupartre prennent l’errance.

Dans les années 80 et 90, les religions étaient sur le déclin. En Occident, les églises étaient vides. On préférait le socialisme à la religion dans les pays islamiques. Et puis l’Internet et le Libéralisme sont apparus. Dans ce monde libéral tout est partout. Apparemment le monde est trop grand et les humains préfèrent avoir une identité spécifique. Alors certaines personnes retournent à la religion comme la seule racine à laquelle ils peuvent s’accrocher. Il y a beaucoup de passé dans l’Inde moderne, mais c’est le prix à payer pour éviter d’être totalement englouti dans la matérialité. C’est ainsi que les civilisations se cramponnent à leur spécificité.

 

Parlons de votre relation avec Ananda Baba. Comment vous êtes-vous adapté à la condition d’obéissance d’un disciple qui est assez inhabituelle pour un occidental.

Un guru est un professeur : on peut être guru de danse, de mathématiques etc. Traditionnellement, le disciple rencontre son Guru alors qu’il est enfant et ignorant. Le guru se charge d’abord de son éducation. Ensuite, il continue à le traiter en enfant. Dans le système scolaire indien, les étudiants ne sont pas encouragés à penser par eux-mêmes; on ne leur demande que d’acquérir l’ancienne connaissance, pas de l’interpréter de façon personnelle ou à être créatif.

Traditionnellement, le guru est une figure divine. Pas pour moi. Il est supposé être omniscient mais il ne l’est pas. J’ai fait des études. Je sais réfléchir. J’étais un adulte lorsque j’ai rencontré Ananda Baba. Je n’ai pas jeté mes connaissances, mon expérience et mon esprit critique pour croire par principe que mon guru connaissait tout sur tout.

C’est une des raisons pour ce livre : montrer au disciple comment approcher un guru.

Le disciple fait le guru, dit-on en Asie. Cela signifie que la responsabilité de la qualité de l’enseignement spirituel incombe à celui qui le reçoit. C’est à lui qu’il revient d’accepter ou de refuser ce qu’on lui propose, de guider l’instruction. Son enthousiasme trop complaisant, sa crédulité, son désir de croire, sa timidité, sa fidélité, la qualité de ses questions, en un mot son exigence ou sa passivité stimulent la tentation dogmatique et autoritaire qui l’emprisonneront ou, à l’inverse, suscitent une initiation qui s’adresse à tous ses moyens intellectuels et affectifs et qui conduit à la connaissance du principe à partir du quel se pense, se vit, se révèle un enseignement qui le libérera.

C’est à nous, disciples, d’exiger des maîtres, un enseignement à la hauteur de nos attentes, c’est-à-dire logique, aussi dépourvue que possible de choses à croire, et dont le but est vérifiable par l’expérience directe. C’est ce que le Bouddha exigeait de ses bhikkhus.

Ma pratique de la Kabbale m’a permis d’apprendre à poser des questions, à ne pas accepter aveuglément les propositions de mes interlocuteurs. Les réponses nous enferment en elles ; nos questions nous ouvrent.

Le guru paresseux vous dira: «Renoncez à vos questions. Cessez de penser. Votre souffrance est faite de pensées». Et ce n’est pas entièrement faux. Il pourrait aussi vous dire: «Votre égo se nourrit de vos doutes (l’égo désignés comme notre ennemi le plus intime!). Il pourrait aussi ajouter: «Oubliez les savoirs livresques; commencez à neuf avec les enseignements oraux  directes», ce qui signifie les siens. Je dis: «Parvenez à la paix de l’esprit en donnant à l’esprit des réponses justes, logiques, rationnelles, alors vous pourrez abandonner l’esprit et la raison comme seule source du réel».

Lorsqu’ils sont approché par des occidentaux qui ne savent pas grand-chose de l’hindouisme, la plupart des sâdhus sortent instantanément l’arsenal du prêt-à-croire du catéchisme hindou: karma, réincarnation, purification des mauvaises actions passées grâce à des offrandes, yoga, pranayama, méditation, cuisine ayurvédique, mode de vie naturelle, simple… Il veullent devenir votre guru.

Une fois, j’étais tranquillement assis avec Nirenga Baba sur les gaths de Bénarès. Arrive un homme qui m’avait interpelé la veille, sur les ghat, en me disant : «Vous êtes l’écrivain qui a écrit un livres sur les sâdhus». Mais il ne s’était pas arrêté et avait continué sa marche. Cet homme nous rejoint donc ce jour-là et s’assoit avec nous. Je lui demande: «What’s your name Babaji? »Il me répond: «I am a holy man». Je lui dis: «Je vous ai juste demandé votre nom. Vous connaissez le mien, je vous demande le vôtre». Il répète : «Je suis un saint». Il y a quelque chose de bizarre à s’appeler soi-même «a holy man». Dans la phrase: «Je suis un saint», il y a un présupposé de supériorité porté par l’orgueil. Ce présupposé vous assigne dans un rôle de «pas saint», d’impur, d’ignorant. Dans «I am a holy man», «I am», Je suis, crée un autre, crée de l’autre au sein de l’Un-seul-sans-second, de l’unique être sacré, et se sépare de l’unité intrinsèque. Or, tout l’univers est dans la sainteté ou dans la même unité. Alors, pour l’énerver un peu, je lui réponds: «Moi aussi». Il me regarde avec effarement, alors j’ajoute: «Pour moi, tout le monde est saint sauf moi. Moi, je n’en suis pas toujours sûr. Votre prétention à être un saint signifie que le reste du monde pourrait ne pas l’être. Alors, dites-moi Babaji, qui est le plus saint, celui qui voit la sainteté partout ou celui qui la voit surtout en ce qui le concerne ? Babaji, dites-le moi ?»A partir de là il refusa de me parler.

Ananda Baba est un home instruit. Il citait les livres saints par cœur. Il était brillant, intelligent, joyeux, sans-souci, libre. Sa discipline personnelle consistait à accepter immédiatement ce que la vie lui offrait. Je ne l’ai jamais surpris en contradiction avec ce principe. C’était agréable de partager sa vie, d’être dans son darshan, de se laisser contaminer par sa sagesse.

Il n’enseignait pas de la façon traditionnelle indienne: obéissance, service au guru, acceptation aveugle de l’arrière-plan théologique. Il appartenait à la Saraswati Sampradaya, l’école intellectuelle des dix Sampradaya. Les Saraswatis sont des philosophes. Ils cherchent et reconnaissent la quatrième forme de conscience, le témoin de toutes les créations intérieures et extérieures de l’esprit.

L’école des Saraswati ne privilégie pas la dévotion ou le service. Elle sert la connaissance. Elle affirme: «La connaissance plus que l’action (karma) détruit l’ignorance». Elle proclame: «C’est la connaissance qui fait la grandeur». Elle promet: «L’écoute des principes de l’advaïta permet de connaître l’Un seul sans second indirectement, de comprendre seulement, mais elle peut être instantanément transformée en expérience immédiate». En attendant, «le raisonnement chasse les traces de ténèbres et de confusion, la réflexion illumine, et la méditation est la réalisation directe du Brahman (l’accomplissement de la conscience dans sa propre forme)». Le Rig Veda, les Upanishads, le Vedanta et les traités des maîtres de la non-dualité (advaïta) modèlent leur darshan, leur point de vue, la philosophie qu’ils incarnent.

Ananda Baba m’acceptait comme j’étais: interrogeant sans cesse ses réponses, argumentant, exigeant de meilleures explications. Il adorait ce défi comme les Rébbés d’Europe centrale considéraient les questions comme de nouvelles opportunités de produire une lumière nouvelle dans le monde. Je pense qu’il m’aimait, qu’il considérait que mes questions étaient du prassad (offrandes) pour les Dieux et pour lui. (Il m’a donné pour nom d’initié: Prassad).

Ananda Baba était un homme astucieux. Il ne me demandait pas de faire l’impossible. Il me conduisait plutôt juste au-delà de moi-même, vers le Soi dans lequel il n’y a plus de « moi » impérial.

 

« Pour trouver la libération, la délivrance, l’équilibre ou la légèreté tout de suite, et non plus tard, les babas pratiquent des méthodes qu’ils se transmettent de maître à disciple : les tapasya. Ananda baba souhaitait que je médite deux heures avant le lever du soleil. Observe ce qui se passe lorsque tu n’agis pas… Pose ton attention sur ta pensée mais ne t’identifie pas avec tes pensées et tu trouveras le repos en toi-même. » (p. 55)

 

De quelle façon l’expérience d’écrire ce livre vous a-t-elle changé? Les concepts comme Sanatana Dharma, Maya, Karma, Moksha sont-ils devenus moins abstraits pour vous?

C’est l’expérience elle-même plus que l’écriture du livre, qui m’a changé: je suis devenu plus patient, plus courageux, plus tolérant, plus en paix et plus confiant que ne plus rien maîtriser ne m’apporterait pas de mésaventure désagréable.

Ecrire suppose de clarifier les choses et de les resserrer. Dans un livre, une scène est un concentré de ce qui s’est réellement passé. On s’assoie avec un groupe de sâdhu et rien d’extraordinaire ne se produit pendant des heures. On croit être avec des gens ordinaires. Mais si vous attendez assez longtemps, quelque chose va se produire, ou quelqu’un va dire quelque chose d’étonnant. Il faut avoir la patience du photographe qui attend le moment exacte.

Dans l’écriture, j’essaie de conjuguer lucidité et bienveillance. J’essaie de montrer la scène et l’envers du décor, ce qui est visible et ce qui est moins évident. Je voulais que le lecteur fasse l’expérience de la relativité du réel. En décrivant les différentes méditations qu’Ananda Baba me faisait pratiquer, j’essaie d’y entrainer le lecteur ainsi que dans l’effet qu’elles produisent.

Il y a de nombreuses façons de comprendre Maya, Karma et Moksha. Je les ai indiquées dans mes dialogues avec Ananda Baba. Par exemple, Maya ne signifie pas que le monde serait irréel ou qu’il n’existe pas; cela signifie que le monde et vous-même n’existez pas seulement comme vous le croyez. Il y a toujours plus et moins que ce que vous pensez et concevez.

Ananda Baba fondait son enseignement sur les trois états de conscience que nous connaissons (l’état d’éveil ordinaire, le rêve et le sommeil profond) pour en révéler un quatrième, témoin des trois autres, qui les transcende, est toujours conscient, immuable, présent, et seulement recouvert par le voile des apparences.

Ananda Baba disait souvent : «Il n’y a pas d’extérieur à la conscience qui soit connaissable. Donc tout se produit en vous. Et vous êtes responsable de tout». De ce point de vu, le Karma est fait des graines d’actions que l’on sème et que dont on récoltera éventuellement les fruits. Il ne s’agit pas tant d’une histoire de récompense et de punition ; c’est plus subtil, il souligne notre propre rigidité.

La non-dualité signifie: cessez d’attendre quoi que ce soit de Dieu. Il n’y a pas «deux» (vous et Dieu); un seul être existe, et vous pouvez le connaître et vous connaître vous-même à partir de Sat, Cit et Ananda, les trois qualités du Brahman. La conscience est la partie Cit. Sat signifie vérité, réalité et Être, en un seul état. Et vous pouvez trouver Ananda en vous-même dans la joie d’être lorsqu’aucun autre sentiment ou émotion ne viennent recouvrir cette joie éternelle, sans cause et sans fin.

Les traditions monothéistes postulent qu’il n’y a qu’un seul Dieu; il m’a créé; je dois l’aimer. Je ne suis pas supposé avoir de choix en ce concerne Dieu. Les indiens ont la liberté de choisir le Dieu qu’ils souhaitent fréquenter. Si vous choisissez votre Dieu, cela change radicalement la perspective de votre relation avec lui. Dans le Puranas, une histoire raconte que les Lilliputiens ont menacé Indra, qui s’était moqué de leur faiblesse, de créer un autre Indra. Vous pouvez créer votre Dieu à partir des traits et des particularités d’un ou de plusieurs autres Dieux.

 

Je ne suis pas ce que je pense, avais-je ensuite découvert en méditant.

L’espace délimité par le pot est caché par l’eau qu’il contient et le ciel qu’elle reflète. Tout est un jeu d’illusions.

Lorsque le nom et la forme disparaissent, il reste la conscience qui connaît la destruction du nom et de la forme. Il n’y a pas d’extérieur à la conscience. Et lorsque la dualité connaisseur-connu est dissoute, ce qui reste est le Soi-même. (…)

Lorsqu’il est silencieux, l’esprit retourne à sa cause. (…)

Je suis cela. (p317)

 

Pouvez-vous expliquer le concept de logique inclusive qui donne son titre à l’un des chapitres de votre livre?

Si A est la cause de B, B n’est pas la cause de A. Nous vivons dans cette logique exclusive, binaire, aristotélicienne qui nous permet de faire voler des avions, de construire des centrale électrique, de créer des programmes informatiques sophistiqués. La plupart des philosophes indiens souscrivent à la logique inclusive: Si A est cause de B, B peut aussi être la cause de A. Et ni A ni B cause de quoi que ce soit.

Ceci se retrouve dans une définition de Maya: Maya existe, n’existe pas, existe et n’existe pas, ni n’existe ni n’existe pas. Maya est la puissance qui fait apparaître la réalité. Elle existe puisque nous en faisons l’expérience, mais en fait son existence est inférée. Elle existe dans les domaines des rêves et de l’état d’éveil ordinaire, mais elle disparait dans le sommeil profond, l’évanouissement et le samadhi. Elle n’existe donc pas dans tous les états de la conscience. Le domaine du «nom et de la forme» survient de Maya, mais ce qui permet au «nom et à la forme» de survenir, ce qui précède le nom et la forme, ne devrait avoir ni nom ni forme. Et ne pas exister. Et pourtant elle a un nom! C’est pourquoi maya existe et n’existe pas. Maya rend l’immuable capable d’imaginer des changements. Ceci permet de conclure: «Nulle distinction parmi les formes créées. Ni toi ni moi n’ont jamais existé. Cause et effet ne sont pas séparés. Comment concevoir plaisir ou peine?» (Avadhûta Gîtâ)

 

Qu’en est-il des aspects plus pénibles de votre expérience ?

Cette question me fait rire. L’Inde est une expérience difficile même du point de vue d’un touriste voyageant dans des conditions décentes.

J’ai dû apprendre à dormir sur le dos entièrement recouvert, à me couper les ongles avec un couteau, à me brosser les dents avec un bâton, à manger avec ma seule main droite, à me laver sans savon, à lessiver mon linge en le frappant sur une pierre, à me moucher sans mouchoir, à uriner accroupie, à déféquer en public. J’ai appris à mendier sans devenir un mendiant, en m’imaginant incarner Shiva éprouvant l’un de ses dévots.

J’ai surtout appris à accueillir ce qui se présente. Nos attentes définissent et anticipent ce que nous prenons pour des désagréments, notre rigidité les amplifie. À épouser le courant des choses on supporte beaucoup. Mais l’eau des puits est glacée, et se baigner dans l’eau glacée, c’est chaque fois la première fois. L’appréhension s’apprivoise. Le saisissement est le même. On renaît en effet chaque jour de ce puissant étonnement. Et méditer devant un étang avant l’aube sans anti-moustique est un réel défi.

Le plus difficile a été de prendre la décision d’y aller, le jour d’avant donc: se débarrasser de l’argent et de la carte bancaire, et arriver à croire que demain ne serait pas trop douloureux sans eux. Mais j’ai vite compris qu’Ananda Baba savait se débrouiller. Nous dormions rarement dans la rue; il y a beaucoup de dharamsalas, d’ashrams, d’akhara et de temple accueillants et ouverts aux sâdhus pour une nuit ou deux. Il y a des distributions gratuites de repas un peu partout.

Un jour, j’ai perdu Ananda Baba dans la foule. Je n’étais pas encore tout à fait un sâdhu alors, je n’avais pas reçu la diksha (l’ordination), et je portais des vêtements blancs allant vers le gris, donc on me considérait comme un occidental perdu ou comme un mendiant plutôt que comme un novice. J’étais alors seul, sans le sous etassez terrifié.

Beaucoup d’occidentaux vivent en Inde un peu comme des sâdhus. Ils voyagent avec un budget minimal, certains font des travaux d’artisanat (joaillerie, macramé) qu’ils vendent sur les marchés. L’autre jour, j’ai rencontré un jeune Français, Fabrice Piemonte, qui voyage de façon continue depuis cinq ans. Il fabrique des petits bols en coquille de noix de coco. Il transporte une lame de scie à métaux, un cutter et du papier de verre. Il scie soigneusement les coquilles, les rase et les ponce avant de les graisser à l’huile de coco afin que les veines du bois apparaissent. C’est assez joli. Il les vend et survie ainsi. Quand je l’ai rencontré, il habitait une grotte à Hampi. Son approche spirituelle est la «Nature», sa beauté, sa vérité, le respect filiale que nous lui devons.

 

Quelle réception votre livre « Sâdhus » a-t-il reçu en Occident?

Les lecteurs qui s’intéressent à l’Inde, à la spiritualité hindoue et voyagent apprécient ce livre. Certains me remercient par email d’avoir partagé cette expérience, parfois ils me disent qu’ils ont fait une expérience du samadhi en le lisant. Cela leur donne une partie de l’explication qu’ils ont peut-être ratée.

Un film de fiction en sera peut-être tiré. J’ai écrit une première version du scenario qui sera beaucoup modifiée avant de devenir un film. C’est un long processus. Il y a un énorme rétrécissement entre un livre et un film.

Un film documentaire de Gaël Métroz, intitulé « Sâdhu » est sorti il y a peu, mais il n’a rien à voir avec mon histoire. Et je pense que le sujet a été complètement loupé.

Je suis invité à parler de mon expérience et du point de vue de l’advaïta dans des écoles de Yoga, bien que je ne connaisse absolument rien au yoga.

 

Avez-vous d’autres projets de livre en Inde?

J’ai publié mes “Contes de Sagesse” ici en Anglais et en Hindi. «Sâdhu» va sortir en traduction Tamoul. Il est déjà publié en Hindi et Marathi. Je suis heureux que des indiens puisse le lire.

Les étudiants en Business ou en informatique sont totalement ignorants de leur propre culture, un peu comme les jeunes français qui ne sont pas allés au catéchisme ne savent plus grand-chose du Christianisme. Les indiens de la classe moyenne ne connaissent les sâdhus que de vue ou par ouï-dire. Ils ne s’assoient pas avec eux, ne leur parlent pas. Ils ne savent pas ce que sont ces hommes qui vivent tout près d’eux. Je suis heureux de les aider à comprendre cette partie de leur culture. Peut-être les approcheront-ilsun jour…

Je vais vous raconter une histoire d’édition qui a quelque chose à voir avec cela. Lorsque je travaillais avec le traducteur anglais, Andy Paice, je lui ai dit d’écrire «Gods» au pluriel avec une majuscule. La femme qui supervisait l’édition anglaise en Inde corrigea tous ces «Gods» en «gods». Elle avait adopté le dogme culturel monothéiste occidental, intégré à la grammaire et à l’orthographe, qui veut que la majuscule à Dieu ne s’impose que pour le seul Dieu et non aux autres dieux lorsqu’ils sont nombreux. Je lui ai demandé : «Acceptez-vous de considérer que Shiva, Krishna et Vishnou soient des Dieux inférieurs ? Ces Dieux sont-ils pour vous moins Dieu que le Dieu des grammairiens britanniques? »

Je suis aussi assez content d’aider les Occidentaux à savoir que l’Inde, ce n’est pas seulement yoga et karma. Sanatama Dharma est aussi un corpus philosophique foisonnant de points de vue (darshanas) dont le catéchisme hindou ne parle pas.

Nombreux sont les Occidentaux qui tentent de distinguer«vrais» et «faux» sâdhus. Lorsqu’ils s’assoient avec un sâdhu, ils s’attendent à rencontrer un saint accompli. Ils ne se rendent pas compte que devenir sâdhu n’est que le commencement d’un long chemin, et non son aboutissement. Presque tous les sâdhus sont «vrais». Quand franchiront-ils le point au-delà duquel «l’océan du devenir» disparaît, l’état soustrait au futur? Qui sait? Chaque sâdhu n’est pas destiné à devenir votre guru.

Un Occidental s’assoit éventuellement avec un groupe de sâdhu et fume un shilom, et ensuite il s’étonne et est déçu qu’on lui demande une contribution monétaire. Le charas ne tombe pas du ciel !Il faut l’acheter. Et parce que cet occidental ne connaît pas les bonnes manières, le sâdhu lui rappelle de donner une offrande. Voici le bon usage: si vous parlez avec un sâdhu, vous devriez lui offrir 10 ou 20 roupies; si vous vous asseyez avec lui pour un long moment, partagez un shilom, il serait bien d’offrir 50 ou 100 roupies (qui doivent être posées devant l’idole ou sur le dhooni ou sous la couverture qui lui sert d’assise), préférablement au début de la rencontre plutôt qu’avant de partir. Avec cette connaissance, on peut s’assoir avec un sâdhu l’esprit à l’aise.

Si vous vous rester avec un groupe de sâdhus suffisamment longtemps, vous faites partie du groupe comme un guru bhai, un frère, et vous n’être plus considéré comme un billet de banque.

 

Etes-vous encore en contact avec votre Guru?

Ananda Baba refuse les téléphones portables et les cartes sim. Je ne peux donc le rencontrer que par hasard. Je ne le cherche pas activement. J’ai accepté notre séparation comme faisant partie de son enseignement. Un guru libère son disciple du monde et aussi de lui-même.

 

« Nous sommes tous éveillés si nous savons que nous rêvons.

— Le nom de Ram est plus puissant que Ram.

— Car seul le nom de Ram est vrai.

— Mais qui le dit ?

— Cela n’a plus d’importance. »(p323)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Patrick Levy, interviewé par Manuel Olivares